Le livre n’est pas une marchandise comme les autres, pour Yann Sordet, historien de l’édition
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Le livre n’est pas une marchandise comme les autres, pour Yann Sordet, historien de l’édition

25.04.2021
L’ Histoire du livre et de l’édition de Yann Sordet (Albin Michel) fait une synthèse magistrale des civilisations de l’écrit et de l’imprimé, au moment où son écosystème est le plus menacé. Le directeur de la mythique Bibliothèque Mazarine fait comprendre à travers trois millénaires - de l'invention de l'écriture à celle du livre digital - les « révolutions » qui bouleversent - pour le meilleur ou le pire - la communication graphique. Il relève aussi l’effacement de la "structuration cognitive", l'attention façonnée par le « régime éditorial » par la dématérialisation de l’imprimé. Vers la fin de notre civilisation de l'écrit ?

Une discipline historique « globalisante » en pleine effervescence

L’histoire de l’édition, du livre et de la lecture en France est une discipline récente. La contribution illustrée de Yann Sordet lui fait faire un pas de géant. La force de cette immense synthèse pluridisciplinaire – parfois vertigineuse d’éruditions – est de dépasser la seule dimension du livre, depuis les tablettes d’argile jusqu’aux livres numériques, pour embrasser l’évolution des écosystèmes et les acteurs de la communication graphique ; plus large, plus fouillée que l’Histoire des médias de Jacques Attali, son approche holistique intègre toute la diversité des acteurs qui y participent; des papetiers aux lecteurs, et les conjonctions historiques successives entre unité matérielle, production organisationnelle et régime éditorial.

Le Livre n’est pas une marchandise comme les autres

Cette dynamique pour restituer une vision globalisante s’impose comme la seule efficace tant la communication graphique est au carrefour d’une dynamique culturelle qui demande de balayer les frontières entre disciplines – scientifiques, historiques, économiques, politiques et sociales car, insiste le rédacteur en chef de La revue Histoire et civilisation du livre : « à la fois objet et produit manufacturé, une marchandise, le livre est aussi un bien symbolique, une œuvre à la valeur identitaire forte, un ferment capable de changer l’histoire. »

L’évolution de l’objet – son orientation par le feuilletage, ses format set surtout le « schéma d’organisation textuelle » hérités du codex avec son articulation visuelle des textes (séparation des mots et division en chapitres et en paragraphes, puis apparition des tables des matières, des pages de titres, index, etc.) a structuré notre cadre de lecture et son apprentissage cognitif ; renforçant la concentration de l’attention du lecteur sur la page, ses repères dans le récit en fonction du volume, …. Sans oublier la dimension physique du toucher. La navigation écran sans limites ni fin change radicalement la perspective attentionnelle (comme le signale entre autre, Desmurget dans La Fabrique du Crétin numérique.)

Bible de Gutenberg, 1450

Embrasser l’ensemble des écosystèmes de la production écrite

Même si la lecture est limpide, il est difficile de résumer 800 pages très serrées d’une aventure humaine proprement inouïe. « Le livre naît rappelle l’auteur, quand un texte écrit rencontre un support souple et cohérent, sélectionné, manufacturé et mis en forme pour servir à sa lecture, à sa reproduction, à sa circulation et à sa conservation. »

La qualité du récit est d’intégrer dans les grandes étapes et révolutions de l’histoire du livre, non seulement les enjeux technologiques de sa production, de circulation, réception et économie, mais aussi les impacts sociétaux de ses usages, formes et mutations majeures ;expansion du codex au début de l’ère chrétienne, mise au point de la typographie en Europe au XVe siècle, invention des périodiques au début du XVIIe, engagement de la librairie dans la société de consommation et mondialisation du marché de l’édition depuis le XIXe, dématérialisation des procédés au XXe siècle…

la révolution typographique Crédit image encretplomb.ch

D’une révolution à l’autre, l’imprimé remis en cause Au-delà à des dimensions technologiques essentielles pour comprendre la production et la circulation du livre, ce sont l’évolution des métiers que Sordet laisse le plus à méditer.

Avec l’invention de la typographie, naît autour de 1450 le métier d’imprimeur-libraire dont les activités se séparent avec l’industrialisation au XIXe ; la conception et la marchandisation d’un côté, la production technique et industrielle de l’autre. L’éditeur et le libraire au cœur de la cité créent et imposent une logique de l’offre, recherchent et valorisent des écrivains qui s’efforcent de vivre de leur plume…

La dématérialisation de l’imprimé, la constitution d’un marché de l’édition oligopolistique et le triomphe de l’image fragilisent l’ensemble de l’écosystème, des imprimeurs aux auteurs. Avec une question lancinante, le livre papier va-t-il redevenir un objet de l’élite, recherché par des collectionneurs ?

L’A.M.I (Atelier-musée de l’Imprimerie) à Malesherbes permet de se plonger physiquement dans l’épopée de l’imprimerie si bien synthétisée par Yann Sordet

Vers la fin des civilisations de l’écrit

Tous les bouleversements se dessinent même s’il est encore difficile de les mesurer. Les optimistes se raccrocheront à l’attachement des Français et au succès du Codex et des librairies face à l’ebook, faisant oublier les oligopoles qui préemptent la valeur ajoutée au détriment des auteurs,

Les autres frappés par le recul de 62 % en 2018 vs 73 % en 1988 du pourcentage des Français qui disent avoir lu au moins un livre dans l’année (Les pratiques culturelles des Français, enquête publiée en 2020) rappellent que seulement 19 % des livres achetés aujourd’hui le sont dans des librairies même reconnues comme de première nécessité. La pratique du livre peut redevenir celle, élitiste, d’un population éduquée et sevrée d’écrans…. En attendant, le livre de référent d’Yves Sordet éclaire une histoire fabuleuse d’une façon stimulante tout en n’éludant les enjeux à venir.

 

Références :
Histoire du livre et de l’édition, Production et circulation, formes et mutations
, Yann Sordet, Albin Michel L’évolution de l’humanité, 798 p.,
postface de Robert Darnton, 32 €, numérique 22 €.

La revue Histoire et civilisation du livre

 


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