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Culture #Interview

#Lepapieraufutur Dominique Pace, Biblionef

18.03.2020
Dominique Pace, directrice générale de Biblionef se bat depuis des années pour diffuser le savoir à travers des livres neufs, en direction d’enfants défavorisés partout dans le monde.

Actes du Colloque Culture Papier 2019 : #Lepapieraufutur
La valeur sociétale de l’imprimé : Connexion & Esprit critique

 

Des livres neufs pour des enfants qui n’en ont pas.

Cela fait 27 ans désormais que vous avez créé cette aventure humaine incroyable, quelles étaient vos motivations ?

À travers le monde et sur le territoire français, que ce soit en métropole ou dans les régions d’outre-mer, les enjeux éducatifs sont cruciaux dans les temps chahutés que nous vivons et le livre joue un rôle majeur dans la construction d’un individu et de sa pensée.

Il y va de notre avenir commun que de former des jeunes gens éduqués ayant accès à la culture, qui deviennent des citoyens à l’intelligence déliée, capables de penser, de réfléchir par eux-mêmes, d’analyser, de raisonner, de développer une pensée critique, et qui ne soient pas envahis et soumis à trop de sottes et tendancieuses informations diffusées par les réseaux sociaux. Il faut absolument résister à la bêtise et au prêt à penser ambiants qui nous submergent.

J’ai cofondé Biblionef pour faire face au constat calamiteux, désespérant d’une jeunesse qui, à travers le monde, vit dans des pays où les systèmes éducatifs sont carencés, insuffisants, avec des taux d’analphabétisme et d’illettrisme très importants. Quel avenir pour ces enfants ? S’ils vont à l’école, beaucoup l’abandonnent très rapidement et restent sur le bas-côté de la route de leur propre vie.

L’idée de Biblionef de leur apporter les livres neufs et attractifs dont ils ont tant besoin, avait pour objectif de ré-enrichir leur enfance, faire vivre leur imaginaire et leurs rêves, stimuler leur intellect, leur donner l’envie de s’accrocher à l’école, de ne pas l’abandonner, de leur ouvrir des perspectives d’avenir et des portes vers un monde qu’ils ne découvriraient peut-être pas, de les relier entre eux.

Car le livre est un pont merveilleux entre les hommes, les cultures, les civilisations qui fait voyager à travers l’espace et le temps et promet toutes sortes de belles rencontres. Lire est une expérience vitale que nous avons tous vécue, que nous vivons tous et qu’il faut faire partager au plus grand nombre.

 

Vous leur donnez des livres neufs, comment procédez-vous ?

Il fallait s’assurer de la collaboration d’éditeurs. Je suis partie la fleur au fusil convaincue de la nécessité et de la noblesse de la cause que nous voulions défendre et suis parvenue à embarquer dans notre aventure de grands noms de l’édition pour la jeunesse, qui continuent de nous accompagner de manière indéfectible et généreuse depuis toutes ces années en contribuant à alimenter un fond très riche que ce soit en titres et en nombre d’exemplaires. L’édition française pour la jeunesse est l’une des plus belles au monde. Elle est créative, esthétique, artistique. Il existe 400 maisons d’éditions pleines de vitalité; tous catalogues confondus, elles ont publié  18 477  titres en 2018,  avec un chiffre d’affaire global de 347, 6 millions d’euros en 2018.  Le Salon du Livre de Jeunesse de Montreuil donne une vision de leur dynamisme et de leurs approches singulières.  C’est très réconfortant. Il fallait faire profiter ces enfants d’ailleurs d’une manne d’ouvrages qui seraient pilonnés, car pour des raisons diverses ils ne seraient pas remis dans le circuit commercial, bien que les éditeurs fassent de plus en plus attention à leurs tirages.  Ces livres de qualité doivent absolument pouvoir aller vivre ailleurs entre les mains de tous ceux qui les espèrent et en ont tant besoin. C’est ce défi aussi que Biblionef est parvenu à relever grâce à la complicité de nombreux éditeurs.

 

Que deviennent ces livres une fois sur place ?

Dans plus de cent pays sur tous les continents, nous avons créé des bibliothèques pour la jeunesse, plus de 3000.  Des bibliothèques scolaires, associatives, publiques en lien avec des partenaires de terrain choisis pour leurs compétences, leur engagement, et nous avons fait un travail considérable pour améliorer les conditions d’éducation de ces enfants, depuis la toute petite enfance jusqu’aux portes de l’université, pour tous ceux qui peuvent arriver jusque-là. Les résultats dépassent souvent de loin ce que l’on pouvait imaginer et témoignent de la puissance du livre et de la lecture. Le livre en tant qu’objet reste fascinant pour les êtres humains, les êtres sensoriels que nous sommes. Le livre est une présence vivante, source d’émerveillement et d’identification, qui crée chez l’enfant une appétence, un appétit d’aller de lecture en lecture. Ainsi le livre devient- il un compagnon de vie, le compagnon de la « liberté grande »

 

Quels sont vos derniers programmes ?

En Tunisie, depuis 2017 nous développons notre ambitieux programme intitulé « Bibliothèques pour tous » qui a pour objectif la création de bibliothèques scolaires publiques (quasiment inexistantes) dans l’ensemble des 26 gouvernorats que compte le pays. (70 000 livres prévus en 4 ans). Enjeu très stratégique dans ce pays très attaché à son bilinguisme, en proie à la montée des extrémismes dont il faut préserver la jeunesse, où le système éducatif est sinistré, où la pratique de la lecture s’est effondrée et où la maîtrise du français est en déclin du fait de son introduction tardive au primaire et du faible niveau des enseignants. Alors que tout l’enseignement se fait en français au secondaire. L’abandon scolaire est considérable et touche plus de 100 000 élèves chaque année.  Nous avons, dans le cadre de conventions, le soutien et l’appui technique du ministère de l’éducation, du ministère des Affaires culturelles et de la Bibliothèque nationale.

Au Maroc, depuis 2017 nous accompagnons la fondation Zakoura dans un programme de création de classes préscolaires afin d’éviter l’échec scolaire en primaire où beaucoup d’enfants défavorisés arrivent avec de sérieux handicaps.  Nous en sommes à 180 classes équipées de petites bibliothèques ludiques (14 000 livres).

Certains enfants, à 6 ans lorsqu’ils entrent au CP, sont déjà en échec scolaire, que ce soit au Maroc ou ailleurs dans nos territoires d’outre-mer ou même en France métropolitaine dans certaines régions, où les taux d’illettrisme dépassent de loin les 7% de moyenne nationale. Dans le nord de la France, il peut atteindre 14%, à la Réunion il se situe autour de 27%, à Mayotte il est de l’ordre de 42 %. C’est effrayant car il conduit à la précarisation et à la marginalisation d’une grande partie de la population.

A La Réunion, depuis 5 ans, nous sommes engagés avec la Mairie du Tampon dans le dispositif « Le Tampon une ville qui lit » visant à rapprocher du livre des publics de tous âges qui en sont éloignés avec une dotation annuelle de 10 000 livres.

A Mayotte, en partenariat avec la ville de Mamoudzou nous venons de créer des fonds documentaires à hauteur de 15 000 livres pour 5 Maisons de Jeunes et de la Culture récemment réhabilitées.

Un mot encore pour revenir sur les vertus du livre, dont des vertus thérapeutiques extraordinaires, qu’on n’imaginait pas au départ. Combien de fois l’ai- je vérifié en Afrique, auprès d’enfants murés dans le silence cat tellement traumatisés par des guerres ethniques, par des génocides…. En leur faisant feuilleter de très beaux livres avec des images qui effacent les visions de cauchemars qui les hantent, en leur faisant entendre la musique d’autres mots que ceux qui résonnent dans leurs têtes, ils reviennent peu à peu dans une communication, et peu à peu dans l’enfance qu’ils n’auraient jamais dû quitter.

Des enfants qui sont orphelins, qui ont été battus, qui sont abandonnés et se retrouvent dans des centres d’accueil d’enfants dont par exemple, les villages d’enfants S.O.S, sont des enfants très perturbés psychologiquement, violents, qui n’ont aucun mot à leur vocabulaire pour exprimer leurs émotions, donc ils se servent de leurs poings. En les faisant entrer dans ce monde enchanté de la lecture, ils découvrent des personnages auxquels ils peuvent s’identifier, qui ont les mêmes émotions qu’eux, les mêmes rêves, les mêmes désirs, les mêmes colères ou les mêmes chagrins, et puis au fil de leurs lectures, les mots leur viennent, beaucoup de mots nouveaux à leur vocabulaire et, enfin, ils peuvent exprimer de manière plus claire ce qu’ils ont en eux et ainsi apaiser leur violence.

 

Vous avez pu mesurer concrètement ces progrès grâce aux livres ?

Quand vous recevez un jour un courrier papier des Salésiens de Dom Bosco de Lubumbashi vous parlant d’un enfant « perdu » de RDC qui a décidé de quitter la rue, d’intégrer définitivement leur centre d’accueil car il se trouvait là au moment où la cargaison de livres Biblionef arrivait, avait écouté les histoires lues par un animateur et voulait un jour, pouvoir les lire lui-même, vous avez les larmes aux yeux et vous vous vous dîtes : « Mission accomplie ! »  Nous n’aurions pu imaginer que cet enfant comprendrait intuitivement qu’à travers un beau livre, une chance s’était présentée à lui et qu’il fallait la saisir. Il l’a fait ! Un tel témoignage vous donne l’envie de continuer malgré les difficultés.

Tous ces résultats, nous ne les aurions jamais obtenus si nous n’avions envoyé que des écrans d’ordinateurs dans des pays où il n’y a pas de connexion internet ou bien des clés USB et des liseuses. Vous les imaginez alignées sur des étagères, sans pouvoir d’attraction aucun ?   Tous ces résultats édifiants voire miraculeux, sont obtenus grâce à la présence physique de beaux livres qui sont des objets de séduction dans lesquels on plonge et qui emportent vers des univers inconnus, sinon cela ne marcherait pas.

 

Biblionef est une illustration éclatante de l’impact extrêmement important et positif de la lecture sur des jeunes publics ou moins jeunes d’ailleurs qui en sont très éloignés, qui n’ont jamais vécu dans un environnement livresque quel que soit le pays dans lequel ils vivent.

 

Sur le continent africain, où la pénurie de livres reste indéniablement considérable, on observe les mêmes résultats. Territoires de tradition orale, où les griots depuis des siècle transmettent l’art de la parole, il n’est pas inscrit dans les chromosomes des enfants qu’ils sont réfractaires à l’écrit et à la lecture.  Partout où nous créons des bibliothèques, dans les villages du Cameroun, du Mali, du Burkina Faso, du Rwanda, du Sénégal, du Tchad, de Côte d’Ivoire, de Madagascar ou d’ailleurs encore, les enfants adorent ces « trésors de papier », disent « rêver en français » – faire vivre notre langue fait aussi partie de notre mission- fréquentent avec bonheur leurs bibliothèques et n’ont plus envie d’abandonner l’école où leurs résultats scolaires s’améliorent.  Ils prennent confiance en eux et montrent une autonomie grandissante.  Nous espérons ainsi que plus tard, mieux armés, ils s’insèreront le mieux possible dans la société dans laquelle ils évoluent.


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