Quand l’écran fait écran : de la fabrique du crétin digital à l’Apocalypse cognitive
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Culture #Débat

Quand l’écran fait écran : de la fabrique du crétin digital à l’Apocalypse cognitive

21.01.2021
Les analyses économiques pertinentes sur l’impact de la digitalisation se multiplient. Mais face aux risques de La fabrique du crétin digital (Michel Desmurget) et de « l’avènement d’une nouvelle condition de l’individu contemporain » (Eric Sadin), certaines alertes plus éthiques appellent à une « régulation massive du marché cognitif » (Gérald Bronner dans son livre Apocalypse Cognitive). Pour une prise de conscience d’une nécessaire déconnexion responsable.

L’attention, l’enjeu du marché cognitif

Avec La Fabrique du crétin digital (Pocket), Michel Desmurget tirait la sirène d’alarme en 2019 sur l’impact des écrans sur la formation de la plasticité cérébrale des enfants. Il révélait une consommation numérique des enfants devenue hors de contrôle avec presque trois heures quotidiennes à 4 ans, cinq heures à 10 ans et sept heures à l’adolescence ! pour mieux souligner les conséquences souvent irréversibles sur leurs capacités d’attention, plombées de surcroît par les inégalités sociales. Le docteur en neurosciences appellait à limiter le temps d’écran des enfants avant 6 ans, le retour à la main pour l’apprentissage, et l’importance de la qualité et la formation des professeurs. Pour éviter de les noyer dans le flux des écrans.

Sortir de l’autosuffisance numérique de soi 

En 2020, avec L’ère de l’individu tyran (Grasset) Eric Sadin, auteur du déjà visionnaire de « La Siliconisation du monde » concentre désormais sa réflexion sur les bouleversements que « l’autosuffisance numérique de soi » entraine sur les psychologies individuelles et collectives. Le philosophe avertit qu’un triomphe du « primauté de soi » sur le collectif peut déboucher sur « un fascisme d’un nouveau genre dans les années post-virus ». Ce délitement sociétal est accéléré par l’omniprésence de « la subjectivité de chacun (qui veut imposer) une jouissive et lucrative domination sur les autres», et le « triomphe de la vanité sur la responsabilité », nourri d’une « dissymétrie entre la parole et l’action qui représente un des drames de notre temps ».

Sortir de l’impasse « égocentrique » et démocratique.

Le moraliste en appelle au retour à la citoyenneté qui, citant Tocqueville, « ne doit pas se satisfaire d’une seule gestion «par le haut», mais «multiplier à l’infini, pour les citoyens, les occasions d’agir ensemble, et de leur faire sentir qu’ils dépendent les uns des autres». Contre le repli sur les écrans, et de la pseudo identité sur les réseaux sociaux, notre avenir dépend plus que jamais de la responsabilité de chacun d’entre nous à se déconnecter.

Notre disponibilité mentale manipulée

En ce début d’année 2021, Gérald Bronner  constate dans son essai Apocalypse cognitive (PUF) que le croisement du temps de « disponibilité mentale » (multiplié par 8 depuis 1800) et des outils numériques a créé un véritable « marché cognitif ».

11% en 2020  vs
48% en 1800 de temps de travail sur temps éveillé en France

Le sociologue sonne le tocsin : « Le cambriolage de ce trésor est en train de se produire par une logique de marché et par l’arme du crime idéale : l’écran. »

A l’instar du marché économique, les offres attentionnelles rentrent dans une concurrence exacerbée. Mais, « comme 80 % de nos informations sensorielles sont visuelles, l’écran a toutes les qualités pour attirer notre attention. » Un déferlement de croyances, d’hypothèses douteuses, et d’informations likées s’indexent alors sur nos demandes. Au point de créer des effets structurels sur la nature des produits, promus pour satisfaire nos « saillances , ces attentes immémorielles de notre cerveau : peur, conflictualité, sexualité…».
Or les outils digitaux permettent « un alignement de plus en plus net entre toutes les demandes imaginables et toutes les offres disponibles » dopées par des mécanismes d’addictions sciemment entretenues par le design numérique.

Lucidité vs crédulité. Si ce marché cognitif, totalement dérégulé et biaisé par le déni de la « part sombre » triomphe ; « c’est vraiment l’homme préhistorique qui revient sur le devant de la scène contemporaine ! » avertit Bronner.  Les croyances émotionnelles les plus sordides s’imposent sur les propositions rationnelles les plus solides. Mais « le risque est grand que les algorithmes amplifient la médiocrité de nos choix et nous y enferment » ou que « ce trésor de disponibilité disparaisse peu à peu dans des contemplations triviales, ludiques, conflictuelles, bassement intuitives… ».

Le rationalisme est un humanisme. Dans une analyse très fouillée mêlant philosophie, science et histoire, le spécialiste des croyances renvoie dos à dos les idéologies et les mythologies naïves – « l’homme dénaturé » vs « le bon sens de l’homme intuitif » ; pour mieux construire une anthropologie rationnelle, et humaniste ; pour éviter que nos cerveaux soient facilement manipulés ou inaptes à répondre aux défis de demain.
L’enjeu civilisationnel face aux écrans/caisses de résonnance qui charrient le doute et l’irrationnalité reste la défense de la vérité qui ne se suffit plus elle-même. Elle a besoin qu’on l’aide. Loin de tout manichéisme, Gérard Bronner appelle à « une prise de conscience de nos servitudes » vis-à-vis de nos ‘saillances’ cognitives pour mieux les comprendre et les dominer, à développer l’accès universel à la pensée critique et la capacité de penser contre soi-même.
Pour une magnifique déclaration d’indépendance mentale.

Olivier Le Guay, Délégue général Culture Papier 


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