Quelles ont été vos premières impressions liées au papier lors de votre venue en France ?
Je suis arrivé à Paris à l’âge de 14 ans, dans le premier pays libre de ma courte histoire où je n’avais connu que des pays marxistes et staliniens. J’ai eu beaucoup de difficultés à apprendre le français, la langue de la liberté. J’avais du mal à apprendre la Liberté car la Liberté ne va pas de soi. La liberté veut dire d’accepter la liberté des autres et c’est beaucoup plus difficile. J’étais déphasé par rapport à cette société où tout le monde s’exprimait, où l’on pouvait trouver des journaux imprimés de toutes les tendances politiques. A l’époque, dans les années 50, le parti communiste organisait encore des manifestations avec des milliers de personnes. J’ai ressenti le besoin de m’exprimer et je pouvais le faire sans être jugé ni contrôlé. J’ai commencé à dessiner et à peindre. Le papier est devenu pour moi un passeur, un moyen de dire des choses que je ne pouvais pas dire autrement.
Votre rapport au papier est ancestral ?
Je suis issu de l’une des plus anciennes familles d’imprimeurs juifs. Je relate sur 1000 pages cette histoire dans mon roman « La mémoire d’Abraham » qui s’étale sur 2000 ans, de la destruction de Jérusalem à la destruction du ghetto de Varsovie. Le papier est l’essentiel de notre culture.
Les pérégrinations, les fuites, les persécutions ont fait que ma famille est arrivée à Narbonne au 8e siècle qui était à l’époque un port musulman. Ils sont montés dans le Lubéron, puis vers Troyes et se sont retrouvés à Strasbourg au 14e siècle où ils étaient scribes. C’est dans cette ville que j’ai la première trace certaine de la participation d’un membre de ma famille aux premiers livres – les Incunables – qui ont été imprimés par Gutenberg. Les éditeurs de ces livres qui étaient en général des livres saints liés à la religion, réservaient une page sur laquelle ils racontaient comment le livre avait été fait. Ils remerciaient le Roi, le Prince qui leur avaient permis de sortir le livre, car il fallait ainsi avoir une autorisation, mais aussi l’évêque ou le cardinal. Étaient également indiquée la liste des personnes qui avaient conçu le livre. C’est ainsi que j’ai trouvé, dans un des premiers livres de Gutenberg le nom d’un de mes ancêtres « Gabriel dit le Halter ». J’ai enquêté et je me suis rendu compte qu’un des fils de Haron Halter, Gabriel, a travaillé aux côtés de Gutenberg, en 1435, au moment où ce dernier a inventé les lettres mobiles et le processus de l’imprimerie.
D’autres avant lui gravait sur le bois. Mais Gutenberg, qui s’appelait en fait Hansse Gensefleisch, s’était rendu compte que le bois s’abimait au bout de plusieurs passages. Il fallait inventer un matériaux plus solide qui ne cédait pas sous la pression du rouleau et qu’on pouvait utiliser à l’infini. Très vite, la rumeur s’est répandue selon laquelle il cherchait à fabriquer de l’or. Il a eu beaucoup de procès et en étudiant les Minutes de ces procès j’ai retrouvé comme témoin, Gabriel dit le Halter, les copistes étaient appelés : Halter – celui qui « garde », qui « tient » en allemand. Le métier de cette famille est devenu le nom de cette famille.
J’ai reconstitué dans mon livre comment on fabriquait le papier à l’époque avec des chiffons qui étaient trempés dans de l’eau et qui pourrissaient : cela sentait terriblement mauvais !
Le fils de Gabriel est allé à Bâle pour ouvrir une imprimerie. Puis ils sont allés à Milan et dans la vallée du Pô. À l’époque les imprimeurs voyageaient beaucoup car ils étaient soumis au bon vouloir du Prince ou de son successeur. La première bible bilingue, hébreu et latin, a été imprimée à Soncino en 1483 et on y retrouve le nom de toute ma famille.
Quand j’ai sorti mon livre La Mémoire d’Abraham en italien, la ville de Soncino m’a invité pour que je le présente. La maison des imprimeurs juifs existe toujours et j’ai obtenu du gouvernement italien qu’elle soit transformée en un musée : Casa degli Stampatori Ebrei
Revenons plus près de nous, votre père était donc aussi imprimeur…
En effet, mon père a suivi la tradition familiale, il fut imprimeur à Varsovie puis en Russie pendant la guerre. Quand nous sommes arrivés en France, nous avons retrouvé d’autres réfugiés juifs qui avaient survécu aux camps ou à l’URSS. Et ils ont lancé trois quotidiens yiddish en France : un communiste, un laïc et un sioniste.
Mon père a travaillé rue Elzevir dans le quotidien laïc yiddish et j’y ai moi même appris le métier d’imprimeur. Je commençais à peindre et pour acheter mon matériel, j’ai travaillé à France Soir. Le directeur, Pierre Lazareff, venait me voir la nuit car j’étais le plus jeune.
Dans les années 60, vous avez commencé à avoir du succès en tant que peintre…
Quand je suis arrivé en France, avant de me lancer dans la peinture, j’étais fasciné par la publicité et les affiches dans le métro. En URSS, les affiches concernaient uniquement la propagande avec des slogans de Lénine ou Staline. Le publicitaire le plus connu de l’époque, Savignac, était très inventif. Il a créé le visuel de « La Vache qui rit », avec la boîte de fromage en boucles d’oreilles, ou la publicité « Monsavon ». J’avais appris qu’il dirigeait l’Académie des Arts modernes, il donnait des cours de publicité, je suis allé me présenter et j’ai travaillé avec lui pendant un an. Puis je suis passé au dessin et à la peinture, et là, j’ai découvert toutes les différentes sortes de papier, pour la peinture sur bois, la sérigraphie, la lithographie…. Puis en 1968, j’ai participé aux manifestations avec Cohn-Bendit et comme je savais dessiner, je suis devenu l’iconographe de Mai 68 ! On a sorti deux albums avec mes dessins et des textes d’intellectuels de l’époque. J’ai également illustré des affiches, qui aujourd’hui, se vendent encore très bien. Ainsi le papier me poursuivait et a marqué la vie de Mai 68. Le papier reste un passeur.
Comment êtes-vous venu à l’écriture ?
En 1969, je suis devenu proche du rédacteur en chef du Monde, Pierre Viansson-Pontet. J’ai publié des dessins dans le journal. Ce n’était pas des caricatures mais de vrais dessins qui remplaçaient les photographies et racontaient un événement. Lors d’un dîner, il m’a suggéré d’écrire un livre sur mes aventures, ma famille, les imprimeurs…. J’ai mis sur le papier ce que je lui voulais raconté, il l’a corrigé et sa femme qui travaillait chez Albin Michel l’a publié. En 1976 mon premier livre « Le fou et les rois » est sorti et a reçu le « Prix Aujourd’hui ». J’y raconte ma vie et déjà mes batailles pour la paix au Proche-Orient, quand en tant que peintre, j’ai rencontré Golda Meir, Arafat, Nasser.
En 1983, j’ai publié La mémoire d’Abraham un best seller, qui s’est vendu à 10 millions d’exemplaires à travers le monde, où l’histoire de ma famille s’entremêle avec l‘histoire d’un peuple, auquel je me suis identifié. Les gens s’imaginent que si vous êtes né dans une famille juive, vous êtes juif, si vous né dans une famille musulmane, vous êtes musulman, dans une famille chrétienne vous êtes chrétien : non ce n’est pas vrai ! Il faut savoir ce que c’est réellement. S’identifier à une religion demande du travail, de prendre le temps de la connaître, c’est un libre choix ! C’est en travaillant pendant 6 ans sur ce livre que j’ai découvert l’histoire d’un peuple quatre fois millénaire et cette histoire m’a plu. Je ne suis pas religieux ni croyant mais je connais les textes. Cette histoire est enrichissante pour toute l’humanité. Comme toutes les histoires.
Comment écrivez-vous ? Avez-vous des rituels ?
J’ai besoin de cette feuille de papier devant moi que je noircis avec des crayons, des stylos, puis je dicte à mon assistante qui retranscrit sur l’ordinateur. Et cela devient un texte sorti d’une imprimante qui ressemble comme deux gouttes d’eau à une autre page sortie d’une autre imprimante, alors que la feuille manuscrite a une âme. Et physiquement, vous ressentez le papier différemment suivant le grammage, les dimensions de la feuille ; si la feuille est grande votre main file différemment parce que inconsciemment, elle sent qu’elle a plus d’espace. Le papier est un espace qui se met à votre disposition, à vous de le remplir.
Dans quelles mesures croyez-vous que le papier peut être une arme contre la barbarie ?
Jusqu’à aujourd’hui, tout ce qui a été dit, pensé, inventé passait par le papier et l’écriture, même si c’était des parchemins, des papyrus et encore avant des pierres plates. Mahomet ne savait pas écrire, il dictait et des gens écrivaient sur des pierres plates, des feuilles de palmier. Les supports ont été multiples et dans certains pays, on ne savait pas fabriquer le papier. L’invention du papier n’était pas facile, mais il a popularisé l’écriture. Quand on parle de la bibliothèque d’Alexandrie, c’étaient 500 000 volumes, en fait des rouleaux, qui sont partis en flammes. Les bibliothèques de Ninive, entre l’Irak et la Syrie, regroupaient 200 000 textes gravés sur des pierres ou sur des tablettes de terre glaise, d’argile. Les hommes écrivaient avec des lettres cunéiformes – le premier alphabet abstrait – les mettaient au four, puis avec des couvercles, dans des bibliothèques. Aujourd’hui au Louvre, on retrouve plusieurs salles de tablettes cuites avec des textes littéraires, scientifiques et mêmes des recettes culinaires ! Nous savons aujourd’hui quelle cuisine préparait Sarah à Abraham car cela a été écrit et que les tablettes décrivent les menus de l’époque qui sont parvenues jusqu’à nous. A partir du moment où les gens on apprit à écrire, tout était consigné, c’est extraordinaire ! Les êtres humains sont des êtres curieux qui ont envie de partager ce qu’ils ont appris. C’est très beau !
Maintenant, la question se pose avec le numérique. On se dirige peut-être vers un monde qui n’aura pas besoin du papier mais pour le moment ce support reste indispensable, je pense notamment pour concevoir un contrat et le signer. De la même manière, je dirige plusieurs cursus dans des universités à travers le monde, les étudiants attendent avec impatience le moment où ils recevront leur diplôme, le parchemin qu’ils pourront encadrer et qui leur donne un droit garantissant leurs connaissances.
À contrario, les livres peuvent-ils être des armes d’endoctrinement. Les totalitarismes ont eu pour socle des livres : Das Kapital, Mein Kampf, Le petit livre rouge…
Aujourd’hui, Mein Kampf devient libre de droits ! Tout individu aura droit de reproduire des passages de Mein Kampf sans demander l’autorisation à personne. C’est un événement dont on ne mesure pas les conséquences !
Alors les livres peuvent-ils aussi être des armes ?
C’est vrai. Sous l’occupation, la résistance distribuait des tracts. Staline, Lénine écrivaient. Néron a brûlé Rome pour pouvoir noircir quelques papiers avec ses poèmes. Dès que le livre est apparu, il a été vu aux yeux des puissants, comme un objet subversif par excellence. Tous les dictateurs veulent contrôler la production littéraire et scientifique. On brûlait les livres sous Saint-Louis place de Grève : 104 charrettes remplies de Talmuds sont parties en fumée. Il y a avait la rumeur que le Talmud contenait des textes de sorcelleries. Des centaines de copistes ont donné leurs vies pour transcrire tous ces textes. On a brûlé des vies humaines et je là encore, je le raconte dans La Mémoire d’Abraham. Pendant l’Inquisition on brûlait les livres, jusqu’aux rassemblements de nazis qui enflammaient les livres juifs ou « enjuivés » comme Thomas Mann qui n’était pourtant pas juif et les gens dansaient autour.
L’écriture est l’une des plus importantes inventions dans l’Histoire.
Et la théorie que je développe est la suivante: il était nécessaire d’inventer l’alphabet abstrait pour concevoir un Dieu abstrait.
C’est pour cela que les Egyptiens sont restés avec leurs idoles car leur écriture était des pictogrammes, des dessins. Toutankhamon pouvait être un Dieu unique mais à partir du moment où ils le représentaient, ils le reproduisaient comme tous les autres Dieux. Si Abraham a pu concevoir un Dieu abstrait important, le même pour tout le monde, c’est que devant une abstraction nous sommes tous égaux. On ne peut pas le fabriquer, l’acheter… on ne peut rien faire avec. « Je suis qui je suis » Dieu n’a pas de nom.
Enfin, l’imprimerie est la seconde révolution qui a rendu la connaissance accessible à tous. Et pour cela il fallait un support, le papier, qui permettait à l’imprimerie de marquer des mots et des chiffres. Le moyen de distribuer et de multiplier à l’infini les textes.
Quels sont vos projets ?
J’ai fini d’écrire la biographie d’Eve qui va paraître à la fin de l’année et La Mémoire d’Abraham va ressortir en livre de poche. Et j’ai également un projet avec mon ami Cristian Todie qui va sortir un livre objet avec mes peintures.
Pour moi, définitivement, la vie s’arrête au papier ! Je ne sens pas les autres supports.
Propos recueillis par Patricia de Figueiredo – extrait du Magazine Culture Papier