L’impact civilisationnel du numérique en question. Choix d’essais (I)
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L’impact civilisationnel du numérique en question. Choix d’essais (I)

08.02.2021
La bibliothèque Culture Papier pour une prise de conscience sur l'impact sociétal du digital (I): Bruno Patino, La civilisation du poisson rouge - Christian Salmon, L’ère du Clash, Dominique Cardon, Culture numérique - Marc Dugain, Transparence - Eva Illouz. Les Marchandises émotionnelles - Guillaume Pitron, La guerre des métaux rares.

Bruno Patino, La civilisation du poisson rouge. Livre de Poche. 168 p. 7,20€ (2019)

Au cœur du réacteur digital, l’économie de l’attention transformée en addiction, alerte Bruno Patino, président d’ARTE : « L’addiction qui se développe, les effets de bulles informationnelles, de déséquilibre, de dissémination de fausses nouvelles et de contre réalités sont aussi et sans doute surtout une production intrinsèque du modèle économique des plateformes. » Et les algorithmes « les machines-outils de cette économie ».  Si l’alerte civilisationnelle venait d’un autre, elle serait disqualifiée pour ‘digital bashing‘.
Mais Bruno Patino, connait si bien ‘la transition numérique’ qu’il la promeut depuis deux décennies (du Monde à France Télévision). Sauf que cet ‘early adopter’ reconnait par son ‘Petit traité sur le marché de l’attention’ solidement étayé et glaçant qu’il est temps de sortir du « cloud » : « Pour ceux qui ont cru à l’utopie numérique, dont je fais partie, le temps des regrets est arrivé. » Son alerte face au nouveau capitalisme digital capable « de contrôler, manipuler et espionner comme nul autre auparavant » doit être entendu et médité, surtout quand il souligne que  les mutations sont anthropologiques, l’habitude est remplacée par l’attention, la satisfaction plus grave, par l’addiction.

8 secondes = le temps d’attention du poisson rouge
9 secondes = la capacité de concentration du Millennial
Nous vivons dans le monde des drogués de la connexion stromboscopique.

Arrêtons notre servitude volontaire. Le doyen de l’école de journalisme de Sciences Po refuse toute fatalité, devant la puissance des GAFA : « Le modèle de servitude volontaire est amendable.

Mais il faut s’y mettre. De toute urgence. Il y a une voie possible entre la jungle absolue d’un Internet libertaire et l’univers carcéral de réseaux surveillés. Cette voie possible, c’est la vie en société. Mais nous ne pouvons laisser à ces plates-formes le soin de l’organiser seules, si nous souhaitons qu’elle ne soit pas peuplée d’humains au regard hypnotique qui, enchaînés à leurs écrans, ne savent plus regarder vers le haut.  Les pistes proposées pour ne plus être « des poissons rouges enfermés dans le bocal de nos écrans, soumis au manège de nos alertes et de nos messages instantanés » sont multiples : de la séparation des activités des GAFA à la transparence des algorithmes… et le retour à ‘la vie en société’ en se libérant de la dictature de son smartphone. OLG

Christian Salmon, L’ère du Clash, Pluriel, 368 p.10€. (2019)

10 années du ‘Storytellling’ à ‘L’ére du clash« . Comme la monnaie, trop de récits dévaluent la narration pour créer ce que Christian Salmon appelle « la spirale du discrédit » : « Sur les réseaux sociaux comme sur les marchés financiers ce qui compte désormais c’est la volatilité créée par des avis imprévisibles » : cette agonistique fondée sur la surenchère du buzz et la souveraineté des algorithmes définit « l’ère du clash ».

Le créateur du concept de ‘storytelling’ dix ans plutôt, qui est désormais entrer dans le dictionnaire du marketing se concentre sur la dépréciation de la communication politique – d’Obama à Trump, de Sarkozy à Macron. Son analyse foisonnante éclaire la relativité, voire le discrédit de toute expertise scientifique ou médiatique dopée par « la gouvernementalité algorithmique ».

Mais la confiance de la ‘pensée calculante’ a ses limites « déclenchant en retour une contre-puissance obscure, celle du monde social qui résiste aveuglement à sa mise en récit ».
Face à ceux qui peuvent de mieux en mieux prévoir la plupart des phénomènes sociaux et des comportements humains, « non pas seulement contrôler, mais neutraliser tout à fait l’expérience » Salmon nous invite à réinventer la délibération démocratique, les récits collectifs, le souci de l’intérêt général. « Si la violence se substitue à l’échange, c’est la parole elle-même qui est menacée. » OLG

Dominique Cardon, Culture numérique. Sciences Po Les Presses, 430 p. 2019, 19€

« Il est utile de dire que le numérique est une culture » . Pour Dominique Cardon, il est urgent de comprendre la généalogie et l’impact de la « littéracie » digitale, c’est-à-dire la somme des conséquences qu’exerce sur nos sociétés la généralisation des techniques de l’informatique.

Il s’agit de décoder ce que les écrans font à nos sociétés, pour (mieux) y vivre avec agilité et prudence. Car pour le sociologue des médias et des technologies de l’information et de la communication à Sciences Po : « si nous fabriquons le numérique, le numérique nous fabrique aussi ».
Aussi il ne faut pas tomber dans cette facilité qu’il suffit d’être agile avec les outils numériques pour les comprendre, ou de critiquer les grandes plateformes pour connaître le véritable potentiel créatif du web. Loin des Cassandre ou des exaltés, Cardon reste lucide.

Le web se ferme par le haut,
mais toute son histoire montre qu’il s’imagine par le bas

« Être plus réflexif, savoir coder et décoder » telle est l’ambition lucide et éclairante de ce stimulant pédagogue. Nous rappelant à notre devoir de conscience « sur les limites que nous devons fixer aux calculateurs » et de curiosité : « nos usages du web restent très en deçà des potentialités qu’il nous offre. » OLG

 

Marc Dugain, Transparence, Folio/Gallimard, 240p, 7,5€ (2019)

« La société numérique a généré une telle masse d’informations disponibles qu’il en a résulté pour les individus une désinformation personnelle créée par l’abondance et l’incapacité de chacun à exercer un esprit critique sur cet ensemble mis à sa disposition. C’est là qu’est né le pouvoir de firme comme la nôtre » affirme le personnage central du dernier roman de Marc Dugain,

Le danger, ce n’est pas tant le transhumanisme qui est une avancée de  recherche,
c’est la société numérique telle qu’elle est aujourd’hui.

Transparence, une entrepreneuse transhumaniste qui, avec son programme ‘Endless’, prend le pouvoir des corps qui abandonnent toutes fonctions vitales et de Google pour sauver l’humanité.
« Les gens de notre époque ont arrêté progressivement de lire depuis le début du siècle. La lecture a été évincée par les technologies vocales et l’impatience de communiquer au plus vite (…) Au final, sa possibilité de tout savoir l’éloignait de toute construction intellectuelle et culturelle minutieuse, lui évitant le fardeau d’avoir à penser le monde dans lequel il vivait au prétexte d’avoir peu de moyens pour le faire. »

Aujourd’hui la vérité n’est plus du tout une obligation,
c’est une option parmi tant d’autres.

Dans la continuité de son essai, L’Homme Nu (Plon, 2016), le romancier anticipe l’impact d’une numérisation à outrance de nos vies et de notre consentement à la servitude volontaire aux données et à la conformité qu’elle impose. Par un effacement progressif de l’introspection et de la lecture. Ce qui ne va pas dans l’être humain, c’est son enveloppe charnelle

Dans cette dystopie située en 2068 dont la construction réserve des rebondissements et des références au retour du religieux, l’auteur imagine que si l’humanité continue sur sa lancée, l’appauvrissement de l’espèce humaine, de la culture, et de toute ressource naturelle sera notre finalité. Le capitalisme n’aura d’autre d’issue que d’effectuer la transition dématérialisée de nos âmes. Convaincu de faire le bonheur de l’humanité, l’héroïne, secondée par ses 12 collaborateurs, laissera les algorithmes décider qui pourra accéder à cette immortalité proposée, provoquant chez certains un vertige, une excitation mais aussi pour d’autres une déshumanisation et la peur d’un ennui profond. Au pied du mur, l’espèce humaine pourra-t-elle sauver ce qui fait l’essence de son existence ?. PDF

Eva Illouz. Les Marchandises émotionnelles. Editions Premier Parallèle. 424 p. 24€ (2019)

De l’expérience ‘authentique’ au ‘bien être’ d’être soi, la production d’émotions intégrées dans la marchandise est devenue illimitée ; du luxe à la culture. Bienvenue dans la marchandisation normative des « emodity », contraction d’emotional commodity où « les effets émotionnels produits ou portés par une marchandise deviennent la valeur même de cette marchandise » !

Après Happycratie (Premiers parallèle) , où la sociologue révélait comment l’industrie du bonheur avait pris possession de nos vies, Eva Illouz dans un ouvrage collectif décrit les diktats de ce « capitalisme émotionnel » qui « vise à déterminer par les sentiments et l’émotion, les ressorts » de notre individualité moderne. »
La force de ce marketing ‘expérientiel’ est d’autant plus efficace qu’il nous intègre comme coproducteur et héraut principal de ces emodities, véritables miroirs de nos désirs actuels ou à venir. OLG

Anthony Mahé, La dématérialisation n’a pas eu lieu : Enquête sur le mythe du numérique. Ed. Les Influences (2019)

L’immatériel est la nouvelle utopie postindustrielle  « L’imaginaire de la dématérialisation n’est ni bon pour l’industrie de référence ni pour les acteurs du numérique. Elle donne les arguments permettant à ce microcosme de se couper, se déraciner littéralement de l’espace commun et ainsi se soustraire, l’air de rien, à sa responsabilité sociale, celle qui consiste à s’associer à l’ensemble des acteurs qui tissent la solidarité sociale. »
Avec une certaine provocation, Antony Mahé, directeur de la connaissance du cabinet Eranos, déconstruit le mythe fondateur de la dématérialisation, « un mot valise ».  L’analyse, appuyée sur les meilleurs auteurs, est bien argumentée et démontre que cette numérisation profite à ceux qui dominent « l’économie du chiffre ».
Sur la déconstruction, il préfère valoriser une « nouvelle matérialité » : même un message numérique, lu sur un écran plutôt que sur papier, induit l’utilisation d’un dispositif physique (« smartphone ou tablette »), une action corporelle pour le consulter. Avec ses conséquences sur la réception, l’attention et la mémorisation qui impliquent la responsabilité collective et éthique des entreprises ; qu’elle soit dans la survalorisation des messages « lorsque la course à la récupération des datas ainsi que leurs efforts déployés pour être l’appli préférée des utilisateurs, prend le pas dans le mode de communication ». Ou encore dans leur rôle social : « en se saisissant des responsabilités politiques, au sens de la vie de la Cité, qui incombent à ces acteurs qui sont manifestement ancrés dans le territoire. »

« Une communauté locale a besoin d’une continuité matérielle pour exister. » C’est donc logiquement par un plaidoyer pour une incarnation du territoire que plaide Anthony Mahé à « ceux qui pensent que c’est en s’attachant à dessiner un territoire commun que l’on donnera du sens à nos échanges et à nos modes de vie qui en découlent ». Rien de plus concret et incarné que cette utopie-là.

Guillaume Pitron, La guerre des métaux rares, Poche Les liens qui libèrent, 314 p. 6.70€. (2018)

Ce livre sortie début 2018 eu l’effet d’un dessillement radical. Une enquête de terrain fouillée levait enfin le voile sur le coût et l’impact environnemental de la « dématérialisation » du numérique. Le « greenwashing » qui s’impose à tout prix, paraît certes légitime mais aveugle tant les poncifs se perpétuent  – la forêt faisant l’objet de tous les fantasmes. Guillaume Pitron bousculait bien des idées reçues avec une charge sous-titrée La Face cachée de la transition énergétique et numérique. Avec deux arguments chocs et désormais audibles ; Pour ‘immatérielles’ qu’elles soient perçues, les NTIC (smartphones, tablettes, ordinateurs) produisent « 50% de plus de gaz à effet de serre que le transport aérien » ; les métaux rares dont se gavent les greens techs (de la pile à l’éolien, du panneau solaire au véhicule électrique) constituent un risque « avec des impacts environnementaux encore plus importants que ceux générés par l’extraction pétrolière ».

Sans oublier de dénoncer l’aveuglement occidental sur les (risques) géostratégiques qui a comme beaucoup d’autres industries, fermé ses mines pour recourir aux ressources de pays capable de sacrifier leur environnement pour extraire ces métaux indispensables pour tous les joujoux digitaux. Sauf que la ressource se tarit et que certains pays -au premier rang desquels la Chine- ont compris le parti industriel qu’ils pourront en tirer à terme. Qui détient ou maitrise la ressource peut exiger l’usine pour construire le produit final….  C’est le prix à payer des épouvantables cloaques – souvent inavouables – de la transition énergétique.

Sans illusion, la solution que prône le lanceur d’alerte réside dans l’acceptation des coûts réels de la transition « Rien ne changera radicalement tant que nous n’expérimenterons pas, sous nos fenêtres, la totalité du coût de notre bonheur standard. » OLG


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