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#Lepapieraufutur, Françoise Nyssen, Actes Sud

18.03.2020
Françoise Nyssen, ancienne ministre de la Culture, éditrice avec Actes Sud, fondatrice de l’école « Domaine du Possible » a été aussi chimiste, ingénieure urbaniste. Interrogée au Sénat par Olivier de Tilière, directeur de la publication du Journal du Parlement, elle croit à la nécessité de la fraternité, la curiosité et la transmission pour favoriser le lien social.

Parole d’éditeur : le papier au futur, c’est celui qui nous rassemble

 

Vous avez titré votre livre témoignage de votre expérience ministérielle, paru en juin chez Stock « Plaisir et Nécessité », n’est-ce pas aussi une belle définition du rapport que chacun entretient avec le papier ?

« Plaisir et nécessité » est une devise que j’ai toujours entendu dans la bouche de mon père. Il ne publiait pas un livre si la nécessité l’emportait sur le plaisir et vice versa, il faut toujours allier les deux choses et dans tous les actes de la vie. J’ajouterai une double notion, celle d’exigence, et dans nos métiers l’exigence est une mission capitale, et la notion de désir, qui est différente du plaisir. Aujourd’hui, il faudrait revenir, à travers l’éducation notamment, sur cette notion de désir qui n’affecte pas la même zone du cerveau que le plaisir. Le plaisir c’est la satisfaction, le désir c’est en permanence la façon de se réinventer, de donner l’envie d’aller de l’avant. Donc je dirais plutôt « désir et nécessité ».

 

Justement en tant que professionnelle de l’édition, quelles sont les évolutions que vous avez pu noter en matière de valorisation de l’objet livre : qualité de papier, grammage, prise en main, … ?

Pour revenir à l’initial, mon père était un homme issu d’une famille modeste, qui n’a pas pu faire d’études, a travaillé puis crée son agence de publicité, pour finalement créer une maison d’édition Actes Sud. Il avait comme passion la transmission et celle du livre. Il a choisi de privilégier un format oblong élégant, agréable à tenir dans la main, même s’il nous a valu beaucoup de critiques au début. Dans tous les métiers quoiqu’on fasse, toute chose nouvelle paraît d’abord étrange, bizarre, ensuite dangereuse et puis normale. La couverture, le papier Vergé, c’était pour nous une vraie nécessité pour le respect du lecteur et la qualité du livre. Nous avons eu un premier fournisseur historique, les Papeteries Jeand’heur qui malheureusement ont fermé.

Nous nous disions : « Pourquoi faire moche alors qu’on peut faire beau et pas forcément plus cher ». La qualité du papier est très importante pour valoriser un toucher du papier. Le livre est une valeur ressource. Son papier appelle les sens, le toucher, la vue, l’odorat. C’est quelque chose d’affectif qui crée un attachement. Je laisse les évolutions technologiques aux spécialistes. L’important de garder l’esprit de l’objet, la qualité du papier est un élément constitutif essentiel.

 

En lien direct avec ce que vous dîtes, Hervé Gaymard avait écrit il y a quelques années une tribune dans le Journal du Parlement où il rapprochait les termes de ‘Planète Gutenberg’ face à la ‘météorite numérique’.  Comment se porte selon vous la Planète Gutenberg ?

Elle se porte bien d’une certaine façon même si la météorite n’en est pas une. En France, pour ce qui est du livre, le numérique est un complément du papier. Il n’y a pas de révolution du livre numérique. Il n’a jamais atteint des pourcentages élevés comme ceux observés aux États-Unis qui avoisinent les 20 % et d’ailleurs en baisse aujourd’hui. Au contraire, nous assistons à un regain du livre papier, même au niveau des petites librairies.  « On n’a jamais été autant connecté et aussi peu lié » et je crois que les gens ont envie de nouveau d’être liés. Le numérique c’est la connexion et pas forcément le lien, le lien on le trouve beaucoup plus à travers le papier à tous les niveaux.  Lire un livre papier permet de savoir où on en est dans sa lecture, de pouvoir revenir en arrière, de physiquement situer le récit, d’échanger le livre ….

Mais il y a aussi des choses extraordinaires que l’on peut faire avec le numérique. Cessons d’opposer livre et numérique et restons sur nos valeurs. En permanence, il faut avancer dans nos sociétés avec l’idée des valeurs. Depuis que je suis passée par le ministère, je perçois mieux le rôle cardinal du législateur. Moi-même j’ai impulsé un certain nombre de choses, c’est loin d’être facile. J’ai un respect infini pour l’engagement et le souci que le législateur a pour réguler. Si vous êtes en responsabilité, il faut apporter cet éclairage et incarner les valeurs de l’imprimé comme celle que Culture Papier entreprend.

 

Vous souhaitez, ce à quoi Culture Papier est très attentif, promouvoir l’alliance du meilleur des deux mondes de l’imprimé et du numérique ? 

Nous sommes dans un pays qui souffre d’être dans la dichotomie permanente, et la défiance qui plus est. Les choses ne sont jamais binaires, sauf en informatique peut-être ! L’idée n’est pas d’opposer mais d’essayer de prendre le meilleur dans les deux.  Il faut être en permanence attentif, et c’est là que le législateur doit jouer son rôle de régulateur, notamment au niveau européen. Il faut comprendre l’importance de l’Europe à travers la régulation. Dans le livre on a, depuis longtemps été éveillé à l’idée de ce que la régulation permet de faire. Grâce à la loi Lang du Livre à prix unique, la filière a pu maintenir un réseau de libraires unique au monde et permettre la continuité et l’émergence d’un nombre d’auteurs conséquents. N’oublions pas que, quand cette loi s’est imposée, il y a eu beaucoup d’oppositions. La régulation à l’heure du numérique n’est pas là pour contraindre, mais pour permettre principalement aux créateurs de vivre de leurs créations. Évidemment les GAFA se mobilisent contre. Je l’ai vécu de très près à l’époque où j’étais au ministère et je le répète le rôle de l’Europe est essentiel.

Par ailleurs, on ne peut ignorer que le digital est une source de pollution énorme. Il y a eu cet été aux Rencontres d’Arles une exposition photographique qui montrait les installations de ces grands serveurs dans des zones désertiques et des régions reculées, c’est effrayant de voir ce que cela représente physiquement ! On ne se l’imagine pas. Il faut le voir et donc il faut le montrer. C’est bien que ce soit un artiste, un photographe qui le fasse. On prend la mesure de ce que le numérique représente pour l’environnement.

 

Lorsque vous étiez rue de Valois, vous vous êtes battue en disant que : « la culture à l’école relève d’une exigence d’égalité républicaine » et en parallèle on voit que, de plus en plus, le livre est remplacé par l’écran. Comment l’analysez-vous et que faut-il faire pour ne pas risquer au final d’assister à la naissance de ce qu’on a appelé « le crétin digital » ? 

Je suis convaincue que beaucoup se passe par l’art à l’école et c’est vrai que je me suis beaucoup battue pour cela. Qu’est-ce qui peut lier les citoyens entre eux ? C’est l’art, c’est la pratique artistique et le fait de la partager, d’aller à un spectacle ou d’en faire, de lire un livre, puis de partager. Se rendre dans une librairie, demander un conseil, dans une médiathèque par exemple, tout cela est essentiel au citoyen qui grandit. Cet éveil au sensible doit se faire dès le plus jeune âge.

Dès la naissance, certains enfants sont postés devant un écran et il se passe quelque chose dans leur cerveau, c’est loin d’être neutre. Nombreuses sont les études qui le montrent. Et ce qui est catastrophique, c’est le « non-lien », l’isolement dans lequel s’enferme l’enfant face à l’écran. Cette question de l’éveil au sensible est fondamental dès la naissance.  À l’école, il faut privilégier la pratique d’un art quel qu’il soit, et ne pas s’agir simplement d’éducation artistique, mais bien de s’impliquer soi-même, de pratiquer, de faire du théâtre, de la musique, de lire, de partager ses lectures…  Quand j’étais en responsabilité, j’ai triplé le budget pour l’éducation artistique à l’école.

J’ai fait partie pendant huit ans du Haut Conseil pour l’Éducation Artistique et Culturelle ; la chose qui était la plus difficile dans nos réunions de travail, c’était de rendre compte aux deux ministres ensemble. Dès le premier jour, avec Jean-Michel Blanquer, nous avons travaillé ensemble à cette question cardinale. Malheureusement cet apprentissage n’a pas l’air de toujours intéresser les médias et c’est dommage car je pense que ça peut changer considérablement les choses. Si on grandit avec cette capacité de reprendre confiance par la pratique d’un art, quel qu’il soit, si on peut partager ce que l’on a en soi plutôt que de le garder et plonger dans la désespérance, la violence ou dans l’isolement face aux écrans, il peut se passer quelque chose qui fait qu’on devient un adulte en responsabilité qui peut partager avec les autres et avancer dans la vie. Pour moi, c’est essentiel.

 

Vous avez été à la pointe du combat européen pour le piratage, les droits d’auteur, les droits dérivés. Où en sommes-nous et quels sont les avancées selon vous ? Est-ce qu’il y a une fatalité du pouvoir de la technologie ?

Non et on a vu pourquoi les choses évoluent ! Quand je suis arrivée, j’ai voulu reprendre toutes ces questions-là, notamment celle du partage de la valeur à l’ère du numérique. Par exemple, le piratage qui est quand même le hold-up du siècle ! Il y a quelques années c’était très difficile de se positionner très fermement là-dessus : pourquoi ce qui circule sur internet serait gratuit alors que ce qui est réel et physique ne l’est pas ? Enfin est-ce que vous avez déjà pensé aller chez le boulanger et prendre la baguette de pain sans la payer ? C’est hallucinant. Je suis arrivée avec cette idée forte qu’il fallait absolument travailler à la régulation et à ce partage de la valeur, à la création d’un droit voisin, chose à laquelle je me suis attachée. Je considère qu’avec mon cabinet et toutes les forces en présence, nous avons remporté une victoire énorme le 12 septembre 2018 quand le parlement a voté parce que rien n’était moins évident. Le 9 septembre, j’étais en visite à Saint-Pierre et Miquelon, je me suis rendu compte que le vote serait incertain. J’ai donc pris dans la nuit du 10 au 11 septembre un petit avion pour aller à Halifax puis un charter. Je suis arrivée à Strasbourg pour voir les parlementaires et leur dire : « là on joue notre destin, si ça ne passe pas maintenant, ça ne passera plus » ! Le 12 septembre quand le vote a été confirmé, j’ai cru que j’allais en pleurer de joie et soulagement. Le lendemain dans les journaux, cela ne faisait que deux lignes…

 

Justement peut parler de valeur démocratique du papier ? Je pense à la presse écrite bien sûr face aux fakenews et aux réseaux sociaux mais aussi aux professions de foi, aux bulletins de vote que certains voudraient dématérialiser et priver le plus grand nombre d’un contact direct avec la démocratie ?

Effectivement. Je pense à ce film admirable qui s’appelle : Moi, Daniel Blake de Ken Loach ou le suivant, Sorry we missed you, réalisé avec tant d’émotions et de sensibilité sur l’Uberisation de la société. Bien sûr, une société du tout dématérialisé n’est pas possible humainement parlant, on a besoin de ce lien, de ce contact. Je considère que je fais partie des gens privilégiés, sensibilisée à ces questions, en plus j’ai une formation scientifique pourtant, par moments je suis totalement perdue devant un écran et la complexité à remplir des formulaires dématérialisés !

Dans le plan médiathèque que nous avons mené avec Erik Orsenna, l’idée était que les médiathèques deviennent des lieux, des maisons de service public où les gens pourraient être aidés pour remplir les nombreux formulaires qui envahissent notre quotidien, avoir une initiation humaine et sensible à ces processus-là. Une fois de plus revient l’idée qu’il ne faut pas tout transformer, remplacer l’un par l’autre, mais rester sur les valeurs de la République de Platon : l’équité, la justice, la force et la tempérance. Il faut penser en écosystème et ne plus penser en termes de filières, en termes de silos.

Dans un écosystème comme celui du livre, si l’auteur, l’éditeur, la presse, le diffuseur, le libraire, le bibliothécaire ne s’entendent pas, on laisse la place aux prédateurs…

Nul ne peut ignorer qu’aujourd’hui les prédateurs sont notamment les GAFA qui prétendent agir au nom de trois valeurs : aller au plus vite, au plus près, au moins cher. C’est un modèle de société qui est complètement déshumanisé.

« Au plus vite », qu’est-ce que ça veut dire dans une société ? Toute la durée de mes responsabilités rue de Valois, j’ai rappelé en permanence cette phrase d’Edgar Morin : « A force de sacrifier l’essentiel à l’urgence, on oublie l’urgence de l’essentiel. » Prenons le temps de nous poser, prenons le temps de réfléchir, ça n’apporte que de la richesse !

« Au plus près » qu’est-ce que ça veut dire ? D’aller directement au plus près du consommateur, sans tenir compte du tissu local.  S’il n’y a plus de lieux de production et commercialisation de proximité, c’est parce qu’on les a détruits ! Et ce n’est pas parce qu’il n’y en a plus qu’il ne faut pas essayer d’en recréer.

Enfin, « au moins cher » ! Ça veut dire qu’on ne veut pas payer le travail produit à sa juste valeur et permettre aux gens de vivre décemment de leur travail ?

Cette triple devise dessine une ‘‘anti-société’’. Pourtant rien n’est intangible. Les réponses existent. Quand j’ai quitté le ministère j’ai eu l’opportunité d’aller dans les montagnes du Mexique à Ixtepec pour rencontrer le Padre Frans van der Hoff, le père du commerce équitable avec comme idée qu’il faut rétribuer le fruit du travail pour que les citoyens aient une vie digne. Il faut bien à un moment réamorcer la pompe, dessiner une nouvelle perspective à notre société. On ne va pas pouvoir continuer comme on l’a fait jusqu’à présent parce que la planète va être dévastée et nos enfants n’y vivront plus. Il est temps de changer de paradigme dès aujourd’hui.

 

Pour illustrer ce changement d’idées reçues, vous avez un exemple très parlant dans la branche qui était la vôtre, la génétique et la biologie moléculaire ?

Nous étions, il y a peu, dans une société du déterminisme absolu. On était ce qu’on était avec notre ADN, on transmettait, et c’était terminé. Et tout d’un coup on a découvert l’épigénétique.  A la faveur d’une situation qu’on vit, d’un choc, d’un contexte, on va produire une molécule qui va faire en sorte qu’un gène qui ne s’exprimait pas puisse s’exprimer et cela pourra être transmissible. On n’est plus dans le déterminisme à tout crin, les situations que nous vivons nous obligent en permanence à nous remettre en question, à tirer de nouvelles trajectoires ! A penser en terme de boucles de rétroaction positive.

Tout ça pour dire, l’importance de changer de paradigme, de passer d’une société de l’extraction et de la financiarisation à une société du lien et de plus de coopération. La société du plus rapide je ne sais pas qui en veut, la société du plus près dans le sens où les GAFA l’entendent, c’est-à-dire détruire ce tissu local. C’est une catastrophe ! Nous avons besoin de nos librairies de proximité, lieux de liens par excellence, de nos petits commerces de proximité. Les grandes zones commerciales ne sont plus dans l’air du temps.

 

 La Commission Malraux a fêté, ici même au Sénat, le soixantième anniversaire la création du Ministère des Affaires Culturelles voulu par le Général de Gaulle pour André Malraux, quel est au final votre plus grande fierté en tant que l’un de ces successeurs ? Et question qui est subsidiaire, d’un mot le papier au futur ça correspond à quoi pour vous ?

C’est la question la plus difficile parce que je ne suis pas devin. Le papier au futur c’est celui  qui nous permet de continuer à lire et à être dans ce lien, dans cette possibilité de dialogue en permanence. Je ne sais pas ce qui sera inventé demain (il y a des innovations comme le papier pierre), cela m’intéresse du moment que c’est pour l’humain, que l’innovation et le progrès soient au service de l’humain.

Quand Bolsonaro est arrivé au pouvoir au Brésil, il a supprimé le Ministère de la Culture. Aux États-Unis, il n’y a pas de Ministère de la Culture. Le Ministère de la Culture, c’est essentiel, la culture devrait être partout, ça devrait être le Ministère pour tous en transversalité avec tous les autres ministères. Le Ministère de la Culture créé par Malraux, c’était l’idée de rendre accessible les grandes œuvres de l’humanité et de faire en sorte qu’il y ait un accès à ces œuvres partout sur le territoire sans se préoccuper de comment. Jack Lang est arrivé avec une notion je dirais plus sociale et festive, fête de la musique … Et pourtant, j’ai constaté un certain nombre de choses qui me paraissaient hallucinantes : malgré le fait que la France soit un pays de ‘‘cocagne’’ pour la culture, avec des établissements culturels, des bibliothèques, des librairies, des lieux d’exposition, des monuments, un patrimoine remarquable partout, vous entendez tellement de gens qui disent : « Ça ce n’est pas pour moi ». Et ça ce n’est pas audible !

Je me suis donc attachée à travailler sur cette notion-là, fondamentale d’accès à la culture. C’était aussi une façon de reposer les problèmes de fonds pour que la culture soit effectivement cet élément de vie, de lien absolument essentiel à notre vie, à notre être ensemble, et d’ailleurs ce n’est pas un hasard si vous vous appelez Culture Papier. C’est vital et tant qu’il y aura du papier et qu’il y aura de la culture, nous allons pouvoir continuer à se réjouir, à satisfaire notre curiosité, à avoir des émotions, à partager, s’émouvoir et à développer le sensible.

 

Propos recueillis par Olivier de Tilière, Directeur de la publication du Journal du Parlement


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