Accueil>Nos actions>Le Blog #Lepapieraufutur>Éviter la dérive vers le « tout numérique » alerte Laetitia Reynaud, Intergraf
Société #Interview

Éviter la dérive vers le « tout numérique » alerte Laetitia Reynaud, Intergraf

25.05.2020
Française installée à Bruxelles depuis 20 ans, Laetitia Reynaud travaille en tant que chargée de mission depuis 2012 à Intergraf, la fédération européenne du secteur graphique. Elle constate que l’industrie graphique est légitime pour se classer comme ‘secteur essentiel’.

Quel est votre rôle au sein d’Intergraf ?

Nous sommes un bureau de 8 permanents dont la moitié travaille sur l’activité lobbying et l’autre moitié pour le département imprimerie sécurisée qui gère la certification et le grand évènement international Intergraf Currency+Identity.

Mon rôle est de défendre et représenter le secteur graphique auprès des institutions européennes. Je m’occupe principalement de la veille réglementaire sur les sujets économiques et environnementaux et suis chargée de l’analyse économique du secteur. Toute l’équipe d’Intergraf est en confinement et télétravaille depuis le 16 mars 2020.

Le papier compte-t-il – et comment – dans votre confinement ?

Le papier compte dans mon quotidien en confinement.

Dans mon quotidien professionnel, j’ai gardé de vieilles habitudes d’étudiante. J’imprime, je souligne, je surligne, j’annote…. Sans imprimante en télétravail, je me contente des quelques documents récupérés du bureau et j’apprends à travailler avec l’écran comme support quasi unique. Je reprendrai mes habitudes pré-Covid avec le papier dès mon retour au bureau.

Dans la sphère privée, le livre papier joue un rôle important. Une semaine avant le début du confinement s’est tenue la Foire du Livre de Bruxelles. Nous y avons constitué un petit stock sans se douter toutefois de la tournure que les événements allaient prendre. La réserve n’étant pas suffisante pour les plus grands lecteurs de la famille, nous avons fait appel au service de commande en ligne d’une librairie belge.

À côté de cela, le digital a pris une place importante, notamment pour les activités scolaires même si nous avons fait bon usage de la provision de blocs de papier, indispensable au travail scolaire quotidien.

Constatez-vous de grandes disparités dans les divers pays européens au niveau de l’activité et de l’impact du confinement dans les imprimeries ?

Nous n’avons pas constaté de disparités dans les problématiques rencontrées par les imprimeries européennes mais des différences de timing et d’intensité de l’impact qui étaient forcément liées au degré de confinement adopté par les différents états européens.

Très rapidement après le début des mesures de confinement prises par la majorité des pays européens (soit mi-mars), nous avons été alertés sur la pénurie d’éthanol de synthèse et d’isopropanol utilisés par les imprimeries, notamment en flexo et offset. En effet, ces solvants sont aussi utilisés pour la fabrication des gels désinfectants. Intergraf a alerté les instances européennes et nationales de la problématique et notamment des risques de rupture de la chaîne d’approvisionnement pour la fabrication des emballages alimentaires et pharmaceutiques.

Nos adhérents se sont aussi fait le relais de notre appel au classement de certains secteurs de l’industrie graphique comme secteurs « essentiels ».

Pourquoi cet appel pour classer certains secteurs de l’industrie graphique comme « essentiels » ?

Il concernait évidemment l’impression pour les produits alimentaires, d’hygiène et pharmaceutiques, mais aussi la presse. Il a été généralement bien suivi sur l’ensemble du territoire européen.

Le constat est le même sur l’ensemble du territoire européen – la fermeture des entreprises de secteurs dits « non-essentiels » a eu un impact direct sur la demande d’imprimés. Les trésoreries de nombreuses imprimeries sont impactées. Sans surprise, les plus petites structures sont plus fragilisées. La plupart compte sur des prêts bancaires ou financements publics pour éviter la faillite. L’approvisionnement en solvants, mais aussi en encres et certaines qualités de papier reste un problème pour de nombreuses entreprises graphiques près de 2 mois après le début des mesures de confinement.

Malgré ces difficultés, les entreprises actives dans le secteur de l’emballage, notamment pour les secteurs « essentiels », tirent leur épingle du jeu.

L’impact du confinement a eu parfois un impact positif sur leur chiffre d’affaires. Avec le stockage alimentaire, les fournisseurs du secteur auraient ainsi enregistré une augmentation de chiffre d’affaires de 5 à 10%. De façon plus anecdotique, un certain nombre d’entreprises du secteur a pu convertir leur processus de production pour la fabrication d’équipements de protection contre le virus.

Comment voyez-vous l’avenir des imprimeries européennes ? 

Les premières estimations commencent à tomber. À court terme, seules les entreprises qui fournissent les secteurs considérés comme « essentiels », comme l’alimentation, l’agroalimentaire ou le pharmaceutique n’auront pas subi les conséquences du confinement. Les autres rencontrent toutes un recul des commandes. L’annulation ou le report des campagnes publicitaires impactent une grande partie des entreprises graphiques. 81% des marques ont annulé ou reporté de quelques semaines jusqu’à 6 mois leurs campagnes publicitaires. D’autres secteurs, comme le tourisme ou l’événementiel, grands générateurs d’imprimés, ont aussi suspendu leurs commandes.

En Europe, l’imprimé publicitaire, c’est 30 à 40% de la production. L’impact de son arrêt est donc important.

Quel rôle peut-il tenir dans l’après Covid et participer à la reprise ?

À plus long terme, il faudra tenir compte d’une contraction plus forte que prévue de la demande d’imprimés, à l’exception des secteurs des étiquettes et des emballages. L’inconnue reste l’ampleur de l’impact sur la demande de livres, et notamment les livres scolaires, et de la presse papier après des mois d’utilisation d’alternatives numériques.

Une piste pour l’avenir, déjà explorée par certaines imprimeries européennes, est de se tourner davantage vers la fourniture de services, pourquoi pas dans le domaine du numérique ? Cela fait plusieurs années que le secteur graphique ne met plus en concurrence l’imprimé et le numérique mais nous remarquons qu’il est encore difficile de traduire cette démarche au niveau de l’entreprise.

Dans cette disruption sociétale accélérée, quelle est votre proposition pour que le papier ait sa place dans le ‘capitalisme numérique’ ?

Le papier conserve les mêmes avantages avant qu’après Covid. Il reste un fabuleux vecteur de communication, de culture, d’information, d’apprentissage… Notre rôle consistera notamment à rappeler les avantages de l’imprimé, que ce soit au niveau environnemental mais aussi au niveau sociétal.

Indéniablement, deux mois de confinement auront eu un impact sur les habitudes individuelles de consommation des médias et des livres ou de l’accès aux documents administratifs mais il n’est pas certain qu’elles perdurent dans le temps.

Par contre, ces deux mois de confinement auront certainement un impact plus durable sur les donneurs d’ordre des imprimeries. Le secteur de la presse va par exemple redoubler d’effort pour monétiser leurs contenus numériques au détriment peut-être de la presse papier.

 Le domaine qui risque de souffrir le plus de disruption est l’enseignement.

C’est une tendance que nous observons déjà depuis quelques années et qui s’est accélérée récemment notamment avec l’annonce de grands éditeurs de l’arrêt des versions imprimées des manuels scolaires. Avec cette expérience du confinement, le législateur sera plus enclin à adopter un cadre juridique qui favorise l’apprentissage par le numérique.

Nous avons les arguments pour défendre l’imprimé sans stigmatiser le numérique.

Pour ne citer qu’un exemple relatif à l’enseignement, l’étude E-READ publiée l’année dernière avec plus de 170 000 participants de 19 pays européens conclut que la compréhension d’un long texte informatif est meilleure sur papier que sur écran, même pour les « digital natives ». Ce type d’étude est à porter à la connaissance des décideurs politiques, aujourd’hui encore plus qu’hier, pour éviter la dérive vers le « tout numérique ».

Propos recueillis le 4 mai 2020

Lien vers l’étude sur « L’éducation digital vs papier » menée en Europe

Le site du projet : https://ereadcost.eu/

Le communiqué de presse : https://ereadcost.eu/wp-content/uploads/2019/01/StavangerDeclarationPressRelease.pdf

Intergraf regroupe 21 membres – des associations professionnelles – dans 20 pays. C’est la voix des industries graphiques à Bruxelles.


Continuer la lecture